Le fonds Garbillon, chronologiquement le plus ancien des deux (1569-1832, avec mentions d'actes depuis 1452), est d'une importance matérielle assez modeste, puisqu'il ne comprend guère plus d'une centaine d'articles, soit environ la vingtième partie du tout. Il se compose en majorité de papiers d'ordre privé : titres "de famille" et de propriété, dossiers de procédures, pièces comptables, livres de raison, correspondances. On notera cependant, parmi les documents de caractère professionnel ou administratif, quelques mercuriales (11 J 49), un recensement nominatif des chefs de famille de la ville d'Annecy après 1752 (11 J 51), des sentences de judicatures subalternes de la fin du XVIIIe siècle (11 J 72), et surtout une série de mémoires et d'actes administratifs de la période révolutionnaire et impériale ou des années immédiatement antérieures à celle-ci (11 J 73-77 et 102).
Les documents de ce petit fonds, dont la composition est, sinon homogène, du moins relativement simple, ont été classés selon la succession chronologique ou plus exactement généalogique des familles et des individus. Pour certains personnages, qui n'ont sans doute accordé que peu d'intérêt à leurs propres archives, ou bien dont par les activités se sont exercées hors de la Savoie (c'est le cas des militaires au service étranger, comme Jean-Nicolas, Pierre-Marie ou Jean-François Garbillon), les actes sont relativement peu nombreux. Pour d'autres au contraire, notamment ceux qui ont occupé à Annecy des charges publiques, les documents sont notablement plus fournis, et reflètent un souci évident de conserver non seulement les titres patrimoniaux ou les procédures, mais aussi les traces des activités domestiques, voire les témoignages écrits de la vie personnelle ou sentimentale, ce qui n'était pas si courant en ces siècles classiques où l'on ne s'épanchait guère. Qu'il nous suffise de citer les papiers de spectable (spectable : "avant-nom" et terme de qualification sociale désignant, en Savoie, les docteurs en médecine ou en droit, et par conséquent les avocats) Claude-Henry Garbillon, avocat à Annecy, et de sa femme Marie-Charlotte Gaillard ; ceux de Jean-Baptiste Garbillon, également avocat à Annecy et syndic de la ville, et de sa femme Françoise Burquier ; ceux enfin des frères Joseph et Antoine Garbillon, le premier orienté surtout vers les activités politiques dans les premiers temps de la Révolution française, le second plus strictement appliqué à ses affaires de propriétaire terrien et de rentier, et qui, sans descendance mâle, transmettra à sa fille Caroline et à son gendre Joseph Despine l'intégralité des archives héritées de plusieurs générations et soigneusement conservées.
Il est intéressant d'ailleurs de noter que, dans les lignées Garbillon, ce sont les femmes, gardiennes de la mémoire, qui ont, davantage que les hommes, le souci de recueillir et de sauvegarder les écrits : il en est ainsi de Charlotte Gaillard qui, devenue chef de famille après son précoce veuvage, réunit aux papiers de son époux, auquel elle survit quarante ans, ceux de ses propres parents et de son grand-père ; ainsi, surtout, de Françoise Burquier, laquelle rassemble au sein du patrimoine archivistique familial les documents de son mari mais aussi ceux de son bisaïeul Nicolas, de son aïeul Monet, de son père Melchior, de son frère Antoine, de sa sœur Jacqueline, de sa demi-sœur Anne et du mari de celle-ci, et même de plusieurs familles alliées.
Le fonds Despine, dix-huit fois plus volumineux que le fonds Garbillon, et qui lui fait suite chronologiquement, avec des documents dont les dates s'échelonnent de 1674 à 1905 (avec mentions ou copies d'actes depuis 1188), est aussi bien plus complexe. Pourtant il est constitué d'apports documentaires relativement moins variés, si l'on considère qu'il se compose, en gros, des archives de Charles-Marie-Joseph Despine (1792-1859), l'époux de Caroline Garbillon, et de celles de leur fille cadette Louise (1833-1900), qui survécut longtemps à son frère et à ses deux sœurs. Il s'inscrit, pour sa très grande part, dans ce XIXe siècle qui connut des mutations si rapides et si profondes, et qui passa, en quelques décennies, de l'ordre ancien au monde nouveau, à travers la révolution industrielle et l'avènement de la représentation parlementaire, dont l'ingénieur et député Despine fut à la fois l'acteur ardent et le témoin attentif. Formé aux disciplines scientifiques les plus rigoureuses, d'abord au lycée de Grenoble, puis à Polytechnique (dont il fut, semble-t-il, le premier élève savoyard), et enfin aux Mines, sous des maîtres tels qu'Arago, Thénard, Brochant de Villiers, Gay-Lussac, Joseph Despine fut, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, un esprit créatif et novateur et en même temps un conservateur et un homme d'ordre. C'est le second aspect de cette personnalité si riche et complexe qui doit nous retenir ici. Considérant l'ampleur des vestiges qu'il a laissés, on peut dire que Despine, que la nature avait doté d'une grande capacité d'imagination et d'une puissance de travail qui ne l'était pas moins, avait également une âme d'archiviste, qu'il a parfaitement illustrée en rédigeant durant plus de trente ans son journal, en tenant la chronique d'une parentèle entreprenante et nombreuse, en recueillant au jour le jour, avec lucidité et de manière quasi impersonnelle, les témoignages écrits de ses activités multiples, en entretenant - et conservant - une correspondance immense, car il était aussi, comme nombre de ses contemporains de l'âge pré-téléphonique, un épistolier-né. Ce tempérament d'archiviste, il l'a transmis tout entier à sa fille Louise, veuve à vingt-quatre ans, dont l'une des passions fut assurément de rassembler les souvenirs des disparus, ceux du mari, du père admiré, du frère et des sœurs partis avant elle, Louis, Joanna, Claudia.
On peut distinguer deux ensembles d'inégale importance dans le fonds Despine. D'une part, les papiers personnels de Joseph Despine et des membres de sa famille, surtout descendants et collatéraux (11 J 103-623) ; d'autre part les papiers de fonction du même, issus de ses activités administratives et politiques, dont la masse est bien plus considérable (11 J 624-1431). Il s'y ajoute un petit nombre de varia (11 J 1432-1441), et la "bibliothèque" de la maison de Chavanod, composée surtout de périodiques savoisiens et piémontais du XIXe siècle (11 J 1442-1824) et d'un petit fonds de livres de la même époque ou bien hérités, en faible partie, des Garbillon (11 J 1825-1919) (v. J. Nicolas, "Un siècle de permanence bourgeoise, les Despine....", dans Congrès des soc. sav. de Savoie, Chambéry 1972, p. 220) paraît être passée aux mains d'Antoine Despine, frère aîné de Joseph, qui fut un temps bibliothécaire de la ville d'Annecy, et transférée au moins en partie à Aix et Brison-Saint-Innocent.
Des ancêtres lointains de Ch.-M.-Joseph Despine - notaires baujus, de père en fils -, il ne subsiste rien ici (des minutaires anciens des notaires Despine sont conservés aux Archives départementales de la Savoie et de la Haute-Savoie, ainsi qu'à la mairie du Châtelard-en-Bauges ; v. ci-après, p. 23], et fort peu de documents du Dr Joseph Despine père, soit que Joseph son fils, benjamin d'une fratrie de treize, n'en ait pas directement hérité, soit que ces papiers aient été de longue date dispersés.
Les papiers personnels de Joseph Despine fils sont à la fois abondants et variés, bien que des ponctions y aient certainement été faites. On signalera surtout ses nombreux carnets et journaux intimes, couvrant une période de cinquante années (1808-1858), des titres de famille et de propriété touchant spécialement à l'héritage Garbillon, des pièces de comptabilité domestique ou concernant les épineux règlements financiers avec ses frères, des dossiers de titres et de procédures relatifs aux affaires commerciales de Marseille et coloniales de la Guadeloupe, quelques comptes de tutelles et d'exécutions testamentaires (11 J 111-231). Les activités sociales et culturelles de J. Despine sont plus particulièrement évoquées par les dossiers de sociétés ou d'œuvres dont il fut membre ou administrateur : Cabinet littéraire de Turin, "Cercle Pollone", Association agraire et Académie royale d'agriculture, Chambre royale d'agriculture, "œuvres pies" et institutions charitables diverses (11 J 232-281, 346-355) ; cependant que ses préoccupations de capitaliste discret et, semble-t-il, partagé entre l'attrait du profit et le souci de la chose publique, sont résumées dans des dossiers assez copieux (11 J 282-345), relatifs aux sociétés d'assurances, aux banques et établissements de crédit en Savoie et en Piémont, et, surtout, à la société pour l'alimentation en eau de Turin et à la tourbière de San-Martino-Canavese, deux entreprises au sein desquelles Despine pouvait conjuguer ses intérêts d'actionnaire et ses capacités d'ingénieur et de technicien.
La correspondance privée de Despine, contenue dans une centaine d'articles (11 J 359-459), est singulièrement riche, encore que, là aussi, des lacunes soient à déplorer. Très méthodique, Despine a tenu, pratiquement sans interruption de 1812 à 1848, des cahiers de résumés des lettres envoyées par lui aux membres de sa parenté ; en outre il recueillait les originaux des missives qu'il adressait, quasi quotidiennement, à sa femme, de celles aussi qu'il avait expédiées à de proches parents (comme son frère Antoine, auquel il était tout particulièrement lié), à des amis intimes tels qu'Antoine Replat ou Pietro Motta, ou, plus curieux encore, à des relations d'affaires, comme le notaire annécien Baume. Il est vrai que sa fille Louise a pu, dans un souci de piété filiale, recueillir ces lettres auprès des anciens correspondants de son père, dans l'intention peut-être de rédiger une biographie ou de publier un recueil de correspondance. Mais ce sont évidemment les lettres reçues qui, dans la partie familiale du fonds Despine, constituent l'ensemble le plus important, encore que beaucoup d'entre elles, venues de petits bureaux et porteuses de cachets rares, aient dû être subtilisées dans les dernières décennies. Si les lettres de son épouse Caroline, personne simple que le goût de l'épistole n'habitait pas et qui, pour cette raison, se faisait régulièrement gourmander par son mari toujours impatient de réponses qui tardaient à venir, ne sont pas fort nombreuses, en revanche celles de ses filles, très portées sur la chronique locale (on verra sur ce point P. GUICHONNET, Annesci 8, 1960, (op. cit.), pp. 30-39), celles aussi de son frère Antoine, de ses neveux et nièces, de son beau-frère Montanier, de ses cousins proches et lointains, forment des séries relativement étoffées. En ce qui concerne les correspondants extérieurs à la famille - collègues et confrères, supérieurs et obligés, ministres et évêques, informateurs et solliciteurs de tout rang, de Savoie, de Piémont, de France et d'ailleurs -, ce n'est pas moins d'un millier de personnes dont J. Despine a conservé les épîtres, de 1817 à sa mort.
Les papiers des proches parents de Joseph Despine ne peuvent être tenus pour quantité négligeable, puisqu'ils rassemblent plus de cent cinquante articles (11 J 460-623). On notera en particulier les documents personnels de son épouse Caroline (correspondance reçue, titres de propriété), ceux de son fils Louis, qui reflètent fidèlement les traits d'une personnalité subtile et inquiète, ceux aussi de son frère François, dont le journal, nourri de faits et d'observations, est le pendant, pour une période tournante (1811-1818), de celui de Joseph. Mais ce sont surtout les papiers de sa fille Louise, la "comtesse de Loche" et de sa bru, Isabelle Marenco di Moriondo, lesquelles vécurent ensemble, dans une retraite à la fois besogneuse et digne, leur long veuvage au château de La Croix, qui fournissent le contingent le plus notable (11 J 499-540, 564-584). Louise, nous l'avons vu, avait manifestement le goût des documents et le souci de les conserver, et, en même temps qu'elle classait les papiers et les œuvres de son père, elle tenait scrupuleusement ses propres archives, où les pièces de caractère intime, en petit nombre - journal, correspondances - voisinent avec les dossiers des fermes, les comptes du "roulement de la maison" ou des "mardis Bertherat", et les notations domestiques de cette femme de caractère qui dissimulait, sous une activité fiévreuse, les chagrins d'une union trop tôt interrompue et les tourments d'une vive sensibilité.
D'une tout autre nature sont évidemment les papiers "publics" de Joseph Despine, témoins de ses activités de fonctionnaire et de parlementaire à Turin, et que l'intéressé avait rapportés dans ses bagages jusqu'à son château de La Croix. Nous avons là un bon exemple de la pratique administrative des siècles passés dans la haute fonction publique : sortis de charges, leurs titulaires en conservaient fréquemment les papiers, dont une partie au moins échappait ainsi aux dépôts d'Etat. Despine n'a pas failli à la règle, d'autant moins que, administrateur scrupuleux - et peut-être mal secondé ? - il lui arrivait souvent de tenir lui-même les registres de ses propres bureaux, et d'en assurer ainsi tout à la fois la direction et le secrétariat, ce dont il semble bien qu'on l'ait moqué quelque peu dans les derniers temps de sa vie, ce qui lui faisait peine ; en outre, en qualité de titulaire d'innombrables commissions d'étude et "juntes" de statistique, il se chargeait volontiers de rassembler, pour l'édification de la postérité, bien des documents officiels, quand il ne les établissait pas lui-même.
Ce sont évidemment les archives de l'administration des mines du royaume, dont il assuma la direction, avec le titre d'inspecteur général, de 1835 à sa mort, qui forment ici le fonds le plus imposant (11 J 624-897). On y observera une partie législative assez substantielle, puisque Despine fut, on le sait, le véritable auteur de la loi sarde sur les mines (et par ailleurs le fondateur et le rédacteur à peu près unique du "Répertoire des mines"). Les autres éléments principaux du fonds sont la correspondance générale du service (spécialement les registres dits de "protocole" de 1835 à 1859, de la main même de Despine), les rapports et procès-verbaux d'inspection, la statistique minéralogique et métallurgique, et surtout les dossiers de concession et d'exploitation des mines et des établissements industriels du royaume (11 J 721-803, 834-855), souvent très riches - ainsi pour les mines de fer de Traversella, dans la province d'Ivrée -, et qui doivent pouvoir compléter utilement les ressources documentaires aujourd'hui conservées dans les archives publiques. Il s'y ajoute un petit ensemble d'articles concernant d'une part l'école royale de minéralogie de Moûtiers en Tarentaise, que Despine dirigea de 1825 à 1835, d'autre part les " établissements royaux des mines de la Savoie ", notamment les mines de plomb argentifère de Mâcot et de Peisey, exploitées en régie par le domaine royal. L'ensemble est complété par une quarantaine de dossiers relatifs aux technologies développées par le gouvernement sarde, en particulier les chaux et les briques pour les constructions publiques et surtout pour les tunnels ferroviaires, et les fers, fontes et aciers, dont les Etats n'étaient point riches et dont il convenait de promouvoir l'industrie, à la fois pour les ponts suspendus et les chemins de fer, alors en pleine expansion, et même pour les fonderies de canons.
L'administration des bois et forêts était, dans le royaume de Piémont-Sardaigne, connexe à celle des mines, car elle gérait la principale source d'énergie d'un pays ambitieux de s'industrialiser, mais où les gisements de charbon fossile étaient tragiquement déficitaires. Ce petit fonds (11 J 898-933) comprend des dossiers relatifs aux règlements et codes forestiers, pour lesquels Despine œuvra beaucoup, et des états statistiques, notamment ceux de la grande enquête de 1827-28 sur les forêts de Savoie, que le jeune ingénieur, nommé depuis deux ans à peine, et plein d'idées sur la manière de faire fructifier et d'utiliser les ressources naturelles, mena à bien en parcourant, à pied ou à cheval, toutes les communes du duché.
C'est à titre de simple consultant, puis de député et de rapporteur à la Chambre, que Despine participa aux travaux préliminaires d'une cadastration générale des Etats de terre ferme (c'est-à-dire à l'exception de l'île de Sardaigne), au projet de catasto stabile, enfin aux études pour la péréquation des biens ruraux, et qu'il rassembla à cet effet une documentation précieuse (11 J 934-957) (v. Cultura figurativa e architettonica negli Stati del Re di Sardegna, 1773-1861 [Catalogo Espiosizione]. Torino, maggio-luglio 1980, vol. 3 (I catasti piemontesi, pp. 1196-1197).
Chargé, en 1845, en plus de ses tâches administratives déjà lourdes, de l'inspection supérieure des poids et mesures, Despine déploya, dans ces nouvelles fonctions, une grande activité, comme en témoignent les documents de service qu'il a laissés (11 J 958-1028). Il réussit en moins de cinq ans à faire adopter le système métrique, pour lequel il rédigea et publia seul (1849) des tables de calcul et de conversion encore utilisées aujourd'hui en Piémont, en Val d'Aoste et en Savoie, mais dont il ne tira nulle gloire, car il les fit éditer dans le plus parfait anonymat. Les archives de l'inspection et de la commission consultative, dont il paraît avoir sauvé une bonne partie, comprennent également une abondante documentation législative pour toute la période 1815-1858 (avec des références depuis le XIIe s.), ainsi que des rapports et des statistiques, qui ne concernent pas seulement les poids et les instruments de mesure, mais aussi, et assez curieusement, la sériciculture dans les Etats sardes.
Les papiers provenant des fonctions électives de Joseph Despine, tant dans les assemblées administratives savoisiennes qu'au parlement de Turin, représentent une part également très importante de ses archives "professionnelles", puisque leur masse (11 J 1025-1331) égale exactement celle du service des mines. De ses activités, en qualité de secrétaire ou de président, au sein du Conseil des plus imposés, du Conseil provincial du Genevois ou du Conseil divisionnaire d'Annecy, entre 1831 et 1858, J. Despine n'a recueilli, il est vrai, que peu de choses, surtout des imprimés ou des pièces de caractère impersonnel (11 J 1025-1057). En revanche sa charge - car c'est bien le mot qui convient (P. Guichonnet note avec raison (La Savoie et le royaume de Sardaigne, 1815-1860, Grenoble, 1957, p. 48), que "le plus consciencieux des députés fut sans doute l'ingénieur Despine, qui donna régulièrement des bilans très documentés du travail de la Chambre, fournissant ainsi une source d'information remarquable") de représentant du collège électoral de Duingt à la Chambre des députés à Turin, qu'il assuma sans interruption d'avril 1848 à sa mort en février 1859, dans les rangs de la droite conservatrice, c'est-à-dire de l'opposition, a fourni un volume assez considérable de documents (11 J 1058-1331). On signalera en particulier, à côté de beaucoup d'imprimés administratifs, fréquemment annotés, les dossiers politiques de 1848-49, peu nombreux mais substantiels, les comptes rendus parlementaires, les dossiers d'affaires traitées en commissions, les liasses de notes et de documents d'information, et, enfin, une belle série de lettres reçues, qui rendent assez bien compte de la clientèle politique d'un député savoisien au milieu du siècle dernier.
Les fonctions de J. Despine au sein de "juntes" et de commissions diverses à caractère public ou semi-public ont fourni la matière d'une centaine d'articles (11 J 1332-1431), où l'on distinguera surtout un ensemble documentaire de grande valeur émanant de la Commission supérieure de statistique à Turin, particulièrement riche en ce qui concerne les statistiques industrielles et agricoles. Il faut y ajouter les enquêtes réalisées pour la prévention des incendies en Savoie et pour l'étude du crétinisme, ainsi que les pièces relatives à l'érection de monuments commémoratifs en Savoie et en Piémont (spécialement la statue du chimiste Berthollet à Annecy, que Despine avait personnellement bien connu).
Les varia rassemblent, comme leur nom l'indique, une dizaine d'articles disparates (11 J 1432-1441), mais dont l'intérêt est loin d'être négligeable, puisqu'il s'y trouve, dans une petite liasse de "correspondance diverse" dont la provenance exacte n'a pu être établie, des lettres de Donizetti, de Sergent-Marceau, de Rodolphe de Maistre, de Silvio Pellico, d'Eugène Sue.
La "bibliothèque" de Chavanod, dont on sait qu'il n'est resté que peu de choses après les tris et prélèvements de 1957-58, comprend, d'une part une série de périodiques de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe (11 J 1442-1824), dont peu de collections sont complètes (citons cependant le Journal des mines de l'an III à 1815, les Annales des mines de 1816 à 1867, les Atti del parlamento subalpino de 1848 à 1855), d'autre part un ensemble d'ouvrages, brochures, cartes et gravures du XVIIe siècle à 1905 (11 J 1825-1919), dont le caractère essentiellement pratique témoigne à la fois des goûts et des activités administratives et politiques de Joseph Despine.
La grande variété thématique des fonds Garbillon et Despine rend hasardeux l'inventaire de leurs centres d'intérêt, et malaisée l'énumération des principales directions de recherche qu'il conviendrait de proposer. On se sera rendu compte, en parcourant le chapitre précédent, de la multiplicité des orientations possibles. Nous nous contenterons donc ici de suggérer quelques perspectives de réflexion ou de travail, en rappelant, à propos de certaines catégories de documents, les utilisations partielles qui en ont déjà été faites.
Le fonds Garbillon peut fournir la matière, non certes d'une étude de la société savoisienne d'ancien régime en son ensemble, mais de certains aspects de cette société. Jean Nicolas a, pour sa part, examiné ces papiers alors qu'ils n'étaient pas encore classés, et en a tiré la substance de travaux érudits, notamment d'une monographie riche d'aperçus sur l'adaptation aux événements d'une famille de la bourgeoisie annécienne la plus fortunée. Nous pensons que le fonds pourrait offrir d'autres possibilités, en particulier pour l'étude de l'assise terrienne de cette bourgeoisie de récente extraction rurale, vivant largement de la rente foncière, et de sa vie relationnelle marquée par de nombreux conflits d'intérêt et des procédures interminables. Les "livres de raison" et de comptes et surtout les correspondances, dont le caractère spontané permet de discerner les motivations profondes d'une société bien mieux que de longs mémoires, seraient à même d'apporter des informations de valeur. Enfin, les documents administratifs rassemblés notamment par Joseph-Civil et par Melchior Garbillon pourraient être utilement étudiés pour une meilleure connaissance de la période révolutionnaire et impériale en Savoie.
Le fonds Despine offre aux chercheurs un champ d'action incomparablement plus vaste que les papiers Garbillon, cela va de soi. Disons d'entrée de jeu que l'on y trouverait, sans guère devoir recourir à d'autres sources, les matériaux nécessaires à la rédaction d'une fort utile biographie de Ch.-M.-Joseph Despine, dont toute l'existence nous paraît résumer le sort de la Savoie, écartelée entre France et Piémont, de l'installation armée de la République en 1792, jusqu'à l'établissement légal ou légalisé de la souveraineté française en 1860 : longue période scandée d'événements politiques et sociaux dans lesquels Despine, bien que n'ayant jamais exercé de responsabilités de premier plan, a toujours joué un rôle, à des postes influents ou dans des situations déterminantes. On peut se poser la question de savoir s'il serait devenu ministre au cas où Massimo d'Azeglio, et non point Cavour, eût été président du conseil après 1852, ou s'il aurait préféré la France au Piémont (et à l'Italie...) s'il avait vécu jusqu'à l'Annexion de 1860, dont il avait probablement eu vent du projet, sans rien manifester de ses sentiments, très peu de temps après les entretiens secrets de Plombières. J. Despine était évidemment très lié avec son collègue le marquis P. Costa de Beauregard, député de Chambéry au parlement de Turin, chef de file de la droite parlementaire savoyarde, lequel avait eu connaissance du projet de cession de la Savoie à la France dès août 1858 (v. P. GUICHONNET, "La droite savoyarde et piémontaise devant les événements de 1859", Revue d'hist. mod. et contemp., avril-juin 1960, p. 90). Nous penchons personnellement pour l'affirmative dans la première hypothèse, pour la négative dans la seconde. Mais la résolution de ce dilemme a peu d'importance au fond. Ce qui importerait plutôt, ce serait de suivre le cheminement de cet homme à l'intelligence brillante et aux idées fortes, mais si peu opportuniste, dont la carrière nous semble s'enliser, au fil du temps, après bien des entreprises avortées, des espoirs déçus et des soucis sans nombre, et malgré les louanges officielles qui rendent souvent plus amer le sentiment du devoir accompli, dans une grisaille et un renoncement qui ont toutes les apparences de l'échec ; mais les existences éclatantes et que couronne le succès ne sont pas seules à mériter l'attention. Nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici, pour marquer l'intérêt du personnage, l'évocation si vivante qu'en fit un publiciste piémontais inconnu, au lendemain même de sa mort (article anonyme (en italien) dans il Campanile (Turin), n° 46, 24 febbraio 1859) :
" L'esprit qui présidait à toutes les œuvres du commandeur Despine peut "se résumer en un mot : la conscience. Levé bien des heures avant le jour, encore debout fort avant dans la nuit, il consacrait tout son temps aux affaires, et si grande était la persévérance de ses occupations qu'on l'aurait presque accusé d'oublier sa famille, si la tendresse profonde que celle-ci lui portait de son vivant et la désolation qu'elle ressent après sa mort n'étaient une preuve que, même au milieu des plus sérieuses occupations, cette âme forte et sensible savait sacrifier quand il convenait à ses affections...".
Et, plus loin, sur son attitude d'homme public et de parlementaire : "Contraint par sa propre conscience à faire partie de l'opposition, il déplorait sincèrement le fait de ne pouvoir être assez utile au gouvernement... Son esprit éduqué aux sévères doctrines ne savait pas se persuader que les hommes pussent se rebeller contre la vérité et s'insurger contre le bon sens. Accoutumé à tout sacrifier à la raison, il était profondément contristé de voir ses adversaires assujettis aux passions... - Ça ne va pas ! Ça ne va pas ! -, ainsi désapprouvait-il la politique du gouvernement. Dans la candeur de son imperturbable honnêteté, il ne pouvait comprendre que les choses pussent aller par une autre voie que par la grande route de la vérité et de la justice".
Bien entendu, l'intérêt des papiers de Joseph Despine ne consiste pas seulement, tant s'en faut, à permettre d'évoquer la vie et l'œuvre du personnage, même s'il s'agirait là d'un travail méritoire et certainement souhaitable. Ses carnets d'étudiant et surtout son journal (1812-1843), aussi peu "intime" que possible et dans lequel l'ingénieur, au lieu de livrer ses états d'âme - nous sommes cependant en pleine période romantique - accumulait une profusion de notes et d'observations, fournissent une documentation considérable. J. Nicolas en a montré l'intérêt pour la chronique politique de l'Empire et de la Restauration (J. NICOLAS, "Les Despine...", Congrès soc. sav. Savoie, 1972, pp. 221-223). Bien d'autres éléments pourraient en être tirés, notamment une description "touristique" des régions visitées par l'auteur.
Les titres de famille et de propriété du ménage Despine-Garbillon, et surtout les nombreux comptes financiers et dossiers de procès relatifs aux malheureuses affaires familiales de Marseille et de la Guadeloupe, dans lesquelles Joseph crut un temps avoir trouvé sa voie, et dont, bien que benjamin du groupe, il assuma les plus lourdes responsabilités, n'ont pas seulement, comme on pourrait le croire, un intérêt purement individuel ou biographique. Ils illustrent un phénomène social : les tentatives - infructueuses - d'une partie de la bourgeoisie savoisienne pour passer d'un mode de vie et de pensée traditionnel, fondé sur la possession de la terre et l'exercice des charges, à un style et à un comportement nouveaux, prenant en compte l'évolution profonde des structures économiques (J. NICOLAS, op. cit., pp. 223-233).
Nous n'insisterons pas longuement, puisque nous en avons déjà parlé, sur la valeur documentaire de l'immense correspondance de J. Despine, qui n'a été qu'à peine explorée. Il serait possible et d'ailleurs aisé d'y découvrir d'innombrables thèmes de travaux. Il y aurait toute une étude à faire, par exemple, sur le mode très subtil de relation qui liait, dans la société savoisienne et turinoise, et sous un régime monarchique encore fortement hiérarchisé, un homme influent ou supposé tel, avec sa "clientèle" d'obligés de tout rang, et particulièrement avec la servitù des humbles, aux yeux desquels le commandeur, et député de surcroît, revêtait un caractère quasi providentiel. A l'opposé, la notoriété de beaucoup de ses correspondants inviterait au dépouillement de leurs lettres encore inédites, qui permettraient de cerner davantage leur personnalité ou de mieux préciser leur action. Mlle Simonetta Loi, élève du professeur Narciso Nada, de l'Université de Turin, a déjà exploité la correspondance de Carlo-Ignazio Giulio, réformateur et libéral piémontais du milieu du XIXe siècle, de Sismonda et de Quintino Sella.
Des diverses activités privées de J. Despine, on retiendra plus particulièrement ici l'intérêt des pièces concernant l'Association agraire de Turin (notamment les statistiques et les dossiers des comices provinciaux savoyards), l'Académie et la Chambre royales d'agriculture, les banques et comptoirs d'escompte en Savoie (où l'on devrait découvrir des documents inédits), la société des eaux de Turin.
Nous n'achèverons pas cette énumération sans appeler l'attention sur la valeur toute particulière des archives personnelles des proches parents de Joseph Despine. Dans un article déjà cité, P. Guichonnet a fait jaillir, en une dizaine de pages, tout le suc qu'on pouvait extraire de quelques lettres de Joanna et de Louise Despine dans les années 1850 : ainsi le passé savoyard revit-il à nos yeux, aussi précis et plus frémissant qu'une photographie, sans même l'aide d'un commentaire. Tous les papiers laissés par ces êtres qui, malgré les limites apparentes de leur existence, donnent l'impression d'avoir beaucoup vécu, offrent un champ d'investigation immense à ceux qui voudraient mieux connaître ce que fut, dans ses profondeurs, la société savoisienne du XIXe siècle ; et pas seulement l'aristocratique ou la bourgeoise, car ici apparaissent aussi les gens de la campagne et le petit peuple de la ville.
En ce qui concerne les papiers de fonction de l'inspecteur général, la matière est extrêmement abondante. Considérée dans son ensemble, elle fournirait même, semble-t-il, un échantillon typique pour l'étude de la pratique administrative dans la haute "fonction publique" à Turin durant le second tiers du XIXe siècle. Pour le reste, et compte tenu de la grande variété des documents rassemblés, il ne peut être question de désigner dans le détail tous les articles intéressants : c'est un choix qui incombe au chercheur en fonction de ses orientations propres. Nous nous contenterons donc d'indiquer, à très grands traits, les catégories de documents dont l'exploitation nous paraîtrait la plus souhaitable et sans doute la plus immédiatement fructueuse : dans les papiers de l'inspection générale des mines (11 J 624 et suiv.) : les rapports et procès-verbaux d'inspection, les séries statistiques, les dossiers des mines et établissements industriels du royaume (particulièrement riches pour ce qui concerne les provinces d'Aoste, de Nice et surtout de Savoie), les enquêtes sur les fers et fontes (déjà partiellement exploitées par M. Cesare Invernizzi, de Pavie, pour la technologie des ponts suspendus) ; dans les papiers du service des bois et forêts (11 J 898 et suiv.) : la très remarquable enquête sur les forêts du duché de Savoie (1827-1828), avec des données communales très complètes et une multitude de tableaux détaillés ; cette enquête est à l'origine du fameux Essai sur les modes de toiture les plus convenables aux constructions du duché de Savoie, publié par Despine 1830, mais contient beaucoup d'autres informations sur des sujets connexes à l'administration forestière, notamment les scies à eau, les établissements artisanaux, les fours banaux, parfois même les modes d'habitat [nous nous proposons de publier, dans la revue Le monde alpin et rhodanien (Grenoble), une classification typologique des modes traditionnels de couverture des toits dans l'enquête précitée] ; dans les papiers de l'administration du cadastre (11 J 934 et suiv.) : la documentation sur le cadastre napoléonien et sur les projets de cadastration sarde des années 1850-1857 ; dans les papiers du service des poids et mesures (11 J 958 et suiv.) : la partie législative (avant et après 1815) et les documents statistiques (à noter un recensement nominatif des commerçants de Gênes en 1846, et surtout la grande enquête de 1853 sur la production de la soie dans l'ensemble des Etats sardes) ; dans les papiers des assemblées locales savoisiennes (11 J 1025 et suiv.) : les rapports concernant la desserte routière et fluviale de la Savoie (Conseil des plus imposés), les dossiers documentaires présentés au Conseil divisionnaire d'Annecy ; dans les papiers provenant des activités de Despine au parlement de Turin (11 J 1058 et suiv.) : les pièces concernant les élections législatives de 1848 à 1857, l'ensemble des dossiers politiques (où l'on trouvera notamment des documents sur la "question savoisienne" en 1849, dont tous les ressorts ne sont pas encore connus, et dont Despine fut l'instigateur), les comptes rendus de mandat de 1848 à 1852, dont on a vu qu'ils constituaient une documentation remarquable sur les débuts du régime parlementaire en Piémont, les dossiers d'affaires discutées à la Chambre ou traitées en commissions, les dossiers de notes et rapports constitués par Despine lui-même (sur l'approvisionnement en sel de la Savoie, les enfants trouvés, les thermes royaux d'Aix, les chemins de fer), et, enfin, les interventions parlementaires et les dossiers de la correspondance du député ; dans les papiers de la commission supérieure de statistique (11 J 1332 et suiv.) : l'ensemble des documents, dont la matière, inégale, est généralement riche, spécialement pour la statistique industrielle de 1822 (états provinciaux par catégories d'établissements), la statistique des récoltes en 1848 (états communaux pour les provinces de "Terre ferme"), et les dossiers de rapports et d'états numériques sur les incendies en Savoie et sur le goitre endémique des hautes vallées alpines.