Arrivés à Évian au début du XVIe siècle, devenus d'importants propriétaires terriens et surtout intermédiaires financiers (fermiers, prêteurs, cautions), participant activement à la vie municipale et religieuse locale, tous les membres de la famille Bordet tirèrent profit financier et social de leurs professions de notaires, avocats au Sénat de Savoie, juges locaux qui les mirent en prise directe avec les hommes et les événements.
Évian fut le lieu habituel de leurs activités ; capitale du pays Gavot située sur la route qui va de Thonon, séjour habituel des ducs de Savoie jusqu'en 1560 où la Cour s'installa à Turin, à Saint-Maurice-d'Agaune où siégea longtemps le bailli du Chablais, Évian est l'un des treize mandements de ce bailliage qui, à la fin du Moyen Âge, s'étendait de la rive sud du Léman au pays de Vaud et du Valais, avec les vallées d'Abondance, Aulps, Morge et Bellevaux.
En 1536, le Chablais fut le théâtre d'affrontement entre les catholiques valaisans campant au pays Gavot et les protestants bernois installés plus à l'ouest et engagés dans une guerre contre le duc de Savoie que clôt le traité de Thonon en 1559. Redevenant alors savoyard, le Chablais perdit les terres à l'est de la Morge, Saint-Gingolph devint ville-frontière ; Thonon s'affirma comme capitale du Chablais, siège de la judicature-mage du Chablais, ressortissant en appel et première instance d'affaires importantes du conseil de Savoie à Chambéry, devenu parlement sous l'occupation française en 1536, puis Sénat à la fin de celle-ci en 1560.
À Évian se rendait périodiquement le juge-mage qui contrôlait ainsi les justices seigneuriales laïques ou religieuses locales et connaissait de leur appel. La ville d'Évian, regardant vers la Suisse, était consciente de n'être plus sur une zone d'échange libre mais bien à l'extrémité d'une province frontière susceptible de voir renaître des hostilités. Les guerres et coups de mains ne manquèrent pas de s'abattre, de la part des Genevois à la fin du XVIe siècle qui ravagèrent ville et château, des Français aux terribles incursions entre 1600 et 1602, jusqu'à la paix conclue au traité de Saint-Julien avec les Genevois en 1603. Les occupations françaises en 1630, 1690-1696, 1703-1713 apportèrent aussi des innovations fiscales (après la taille dès le XVIe siècle, c'est la capitation) et administratives avec l'instauration des intendants en Savoie (celui du Chablais s'installa à Thonon), tandis que le Chablais situé hors du front militaire logea et nourrit les troupes étrangères. Les Espagnols enfin, entre 1742 et 1749, renforcèrent insupportablement la pression fiscale.
Aussi le Chablais apparaît souvent comme une province pauvre, dévastée par des pestes récurrentes et qui n'entra dans une réelle période de calme qu'au milieu du XVIIIe siècle. Au combat militaire s'est ajouté un combat religieux non moins intense. Le Chablais resté catholique abrita les religieux français et suisses des villes passées au protestantisme et la Contre-Réforme s'incarna dans l'œuvre de saint François de Sales ; legs, fondations de chapelles et surtout vie spirituelle au sein des confréries s'en trouvent raffermis.
Malgré la venue des premiers voyageurs à Évian pour prendre les eaux, ce qui accrut une activité jusqu'ici tournée vers le commerce, la pêche, la vigne, la ville ne parvint guère à se détacher de la tutelle administrative de Thonon. Les notables se maintinrent avec plus ou moins de difficultés lors de la Révolution française qui provoqua à Évian, comme partout en Savoie, d'abord une adhésion à la Nation et à ses idéaux puis une réaction particulièrement sensible sur le terrain religieux.
Ayant appartenu au département du Mont-Blanc en 1792, puis du Léman en 1798, après l'occupation autrichienne de 1813, le Chablais retrouva ses anciennes structures administratives sous le régime sarde particulièrement strict et efficace. Thonon s'imposa alors face à Évian demeurant simple siège de mandement, transformé en chef-lieu de canton en 1860 lors de l'Annexion de la Savoie à la France.
Le fonds Bordet traversa ces quatre siècles de vie locale où la famille maintint sa prospérité. Les copies des plus anciens documents la concernant indiquent que Jacques s'implanta à Évian où il acquit, en 1531, la bourgeoisie et tint des biens du château d'Évian ; implantation urbaine, investissement financier dans l'exploitation indirecte de la terre, alliances avec des familles du barreau ou du notariat local ou de Besançon, Thonon et Chambéry, implication dans la vie municipale aux côtés des maîtres des lieux, la famille de Blonay, participation à la vie religieuse sont les caractères qui ne cesseront dès lors de se conforter chez tous les membres de la famille.
Avec François, fils de Jacques II, les archives sont plus prolixes ; en l'absence des minutes de son étude notariale dans le fonds y trouve-t-on du moins quelques grosses d'actes notariés qui témoignent de sa profession, qui lui permet en outre de tenir le greffe de Larringes. Comme son père, il prend à ferme avec son beau-père André Delale les revenus des biens de l'abbaye d'Abondance à l'Ugine d'En-Bas, entre Évian et Saint-Gingolph. À l'occasion d'un des multiples procès engagés contre des débiteurs se dévoilent de sourdes rivalités avec son frère Josué, avocat ; celui-ci espérait tirer profit du bénéfice acquis par son frère sur un débiteur dont Josué épousa la fille, arguant du fait qu'il fut seul à accepter l'héritage paternel, sans s'en être occupé pour autant, lequel héritage contenait les prémices du procès débattu et gagné par François (cf. 94 J 30 procès Buttet).
Les descendances des deux frères sont bien cernées par les sources et la bibliographie. André-Louis, fils de Josué, prêtre, occupa la cure de Maxilly en 1706 ; son frère Jean-Étienne, docteur en droit, eut une fille, d'une rare longévité, qui épousa Jean-Antoine Buttet, renforçant ainsi la parenté (ou parentèle...) entre les deux familles. Ces deux générations constituèrent un fonds d'archives autonome et complexe qui retourna aux mains d'un descendant de l'autre branche Bordet, Gaspard II. Celui-ci, héritier de Jeanne qu'il hébergea chez lui fut, en effet, chargé de clore ses entreprises foncières et judiciaires ; ainsi furent réunis des fonds des deux souches menacés de se disjoindre tout à fait.
De François naquirent plusieurs fils : Josué-Marie, né en 1677, orphelin à dix ans, nous est connu par des archives ayant trait à sa minorité et à la tutelle qu'il exerça lui-même, quoique très jeune, sur les enfants de Jacques de Blonay, châtelain d'Évian, preuve sans doute de la confiance établie entre les deux familles. Une fille d'Antoine Bordet, Péronne, épousa Pierre de Blonay, fils de Claude mort en 1579, dont elle eut trois enfants dont Pierre, avocat au Sénat, avant de se remarier en 1608 (Armorial de Foras).
Gaspard I, avocat au Sénat, mourut également assez jeune mais en laissant de nombreux enfants sous la tutelle de sa femme Anne-Marie Caffod. L'un d'eux, Pierre-Louis, s'engagea dans l'armée et vécut à Turin, où il accumula quelques dettes qu'épongea sa mère, avant de retourner à Évian fonder une famille ; de ses deux filles, l'une entra au couvent Sainte-Claire d'Évian, l'autre, Anne-Claudine, épousa un avocat de Besançon, Claude-Léonard Besuchet et quitta Évian où elle détenait cependant quelques biens.
Joseph mena quant à lui une brillante carrière ecclésiastique, sous le nom de Dom Jean-Pierre, qui le mena du collège de Thonon au siège général des Barnabites à Rome, tandis que son frère, Claude, prêtre en 1722, vicaire des Allinges, finança l'installation d'un professeur de philosophie à Évian. Enfin, la fille de Gaspard I ne dérogea pas à l'endogamie sociale de sa famille en épousant l'avocat Jacques Leuvey.
Mais Gaspard II est le fils qui laissa la plus riche documentation ; après des études de droit qui l'amenèrent aux mêmes fonctions d'avocat que son père, jouissant d'une indiscutable aisance, il éclaira de son expérience de propriétaire foncier et d'homme de loi l'abbé commendataire d'Abondance, le puissant archevêque de Lyon Pierre-Guérin de Tencin, fut juge dans de nombreuses judicatures seigneuriales où les causes débattues sont certes mineures mais lui firent rencontrer châtelains, seigneurs et populations des lieux où il est possessionné éventuellement lui-même ; il écoula le produit de ses fermes et granges sous forme de vente et, mieux, de prêts de marchandises, et investit son argent dans des emprunts que lui firent ses acensataires ou les paysans des villages où il est implanté, ce qui l'obligea à tenir une comptabilité rigoureuse et poursuivre ses débiteurs.
Son fils Gaspard III Joseph, également avocat après son doctorat obtenu à Turin, le seconda même de l'autre côté des Alpes ; de Turin où il s'installa et officia d'abord, il suivit les affaires du Chablais comme en témoigne sa correspondance. Revenu vers 1770 au domicile familial, il fut associé par son père à la gestion de divers héritages : celui de Jeanne-Antoinette Bordet, mais aussi celui de leur nièce et cousine de la branche de Pierre-Louis qui avaient ou léguaient des biens ou des droits à Évian. La maison des Bordet fut l'objet de travaux considérables qui furent achevés bien après leur mort. Enfin, les charges de conseillers et syndics mettent les deux avocats aux prises avec la vie municipale.
Gaspard II décéda en 1775, et son fils ne lui survécut que trois ans ; sa seconde épouse se remaria dès 1779 avec Charles-Marie Roch qui s'empressa d'engager un procès pour récupérer les droits du premier mariage de sa femme. La tutelle des deux enfants fut cédée à Gaspard Billiod qui assuma ses fonctions de tuteur et procureur pendant près de vingt ans avec une étonnante minutie, ce qui nous vaut une importante série d'archives : assistance de la justice pour effectuer tous travaux et acensements, placement de l'argent en constitution de rentes, engagement des poursuites contre de mauvais payeurs, multiples comptes complètent à long terme la vision ponctuelle de la situation matérielle de la famille émanant des inventaires et récolements dressés lors de la succession en 1778 et 1779. Hélas, la Révolution accentua les périls prévisibles d'un investissement massif en rentes si difficiles à recouvrir en temps normal : remboursement en assignats dévalués, procès sans fin et multiples contre les débiteurs et leurs descendants en sont les signes les plus visibles.
Comble de malheur, Gaspard Billiod et Pierre-Louis associés à d'autres notables prêtèrent leur signature à un entrepreneur Joseph Bérard, dont l'usine de Saint-André-des-Eaux fit rapidement déroute ; de 1809 à 1867, les deux familles furent entraînées dans d'interminables procès pour récupérer quelques créances, payer les leurs, répartir les pertes subies par les cosignataires (cf. 94 J 95 à 99 affaire Bérard ; 94 J 95 : deux rapports sur la déroute). Pierre-Louis occupa malgré tout une position notable à Évian sous l'Empire et fut même adjoint au maire d'Évian. Les enfants restèrent fidèles à la ville, mais dans des activités différentes de la période précédente, les liens avec le barreau se distendant sensiblement ; les filles entrent en religion ou font d'honorables alliances, Jean-François devint directeur des Postes, et son fils, Gaspard-Joseph, docteur en médecine.